Le terrible assassinat de notre collègue a d’abord imposé deuil, hommage et recueillement. L’appel à la dignité et la retenue lancé par les organisations syndicales, dont la CGT, n’a pas été entendu, de nombreux commentateurs multipliant les déclarations martiales, et souvent hors de propos voire à tonalité raciste. La parole des personnels de l’éducation nationale a été confisquée, noyée sous des discours relevant pour beaucoup de l’instrumentalisation politique.
Personnels de l’éducation, nous sommes habitués des beaux discours en tant de crise, qui cherchent à faire oublier le mépris quotidien : les mêmes qui brocardent habituellement les profs en les traitant de « feignants » en parlent aujourd’hui avec des trémolos dans la voix.
La réalité, pourtant, nous la connaissons toutes et tous :
Les réseaux sociaux sont aujourd’hui le vecteur d’une propagande de masse, contre laquelle la « force de frappe » de l’école se révèle dérisoire : avant même que certains sujets puissent être abordés de manière scientifique, il faut très souvent passer beaucoup de temps à déconstruire préjugés, idées reçues, forgées sous l’effet de cette propagande de masse. Toutes les familles y sont elles-mêmes confrontées, et partagent souvent le sentiment d’impuissance des personnels éducatifs à cet égard.
La lutte contre le fanatisme est un travail de longue haleine, qui se réalise loin de l’agitation médiatique, par l’engagement quotidien des personnels dans un esprit authentiquement laïque. Ce travail est rendu de plus en plus difficile depuis des années par la casse du service public d’éducation, la baisse du temps consacré aux enseignements disciplinaires comme les lettres, l’histoire géographie, les sciences de la vie et de la terre. Par l’explosion des effectifs, qui a un effet concret dans les classes, celui de réduire plus encore les échanges entre les élèves et les enseignants, échanges qui seuls permettent de faire évoluer les esprits, de permettre aux élèves d’acquérir cet esprit critique et cette capacité d’entendre le point de vue de l’autre, au fondement de la laïcité.
Au quotidien, nous ne sommes pas réellement soutenu.e.s par une grande partie de la hiérarchie lorsque nous faisons face à des insultes, des menaces… La culture du « pas de vagues » est encore omniprésente. Et les dénégations du ministère n’y feront rien.
Notre hiérarchie multiplie les injonctions sans nous donner les moyens de les réaliser.
Nous réclamons donc un plan d’urgence pour l’école :
- Création massive de postes pour diminuer les effectifs (et ainsi assurer les conditions d’un réel travail contre les idées reçues avec les élèves) et augmenter massivement les horaires des matières permettant de développer l’esprit critique; et les connaissances scientifiques : histoire géographie, philosophie, lettres, physique-chimie, science de la vie de la terre, biotechnologie…
- Obtention systématique et sans délai de la protection fonctionnelle en cas de menaces, injures, campagnes diffamatoires. Dépôt de plainte par l’établissement et non plus uniquement par le personnel mis en cause.
- Instructions claires à tous les niveaux de la hiérarchie contre la culture du « pas de vague ».
- Création de Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail d’établissement disposant d’un pouvoir d’enquête et d’avis contraignant relatifs à la santé et la sécurité des personnels, pour ne pas laisser la hiérarchie seule décideuse des réponses apportées face aux risques professionnels que subissent les enseignants.
L’école n’est pas le seul espace dans la lutte contre le fanatisme :
La destruction de la sociabilité dans nos quartiers, tout comme au travail, sous l’effet de l’explosion des inégalités sociales, de la culture individualiste, du chacun pour soi, laisse la porte ouverte aux discours idéologiques qui promeuvent la fragmentation de la
société et le repli sur soi : discours des fanatiques religieux, discours racistes. Ces discours s’entretiennent les uns les autres et les rodomontades racistes, à chaque attentat, relayées régulièrement au plus haut niveau des responsables politiques, ne font que renforcer l’effet des actions terroristes : car celles-ci visent à fragmenter la société, à imposer l’idée qu’il serait impossible pour les non-musulmans et les musulmans de vivre ensemble.
A l’opposé de cette logique, nous pensons qu’il est urgent d’entretenir, créer ou recréer une sociabilité collective et solidaire, qui représente le meilleur antidote contre ces discours. Aux côtés de l’école et du tissu associatif, le rôle du syndicalisme, des unions locales et des bourses du travail est déterminant dans cette démarche.
Sur le plan international, les assassins terroristes sont soutenus par une double dynamique :
1 / La propagande des organisations politiques islamistes internationales (Daesh, les Frères Musulmans, Al Quaida…), celle des prédicateurs fanatiques qui s’inscrivent dans leur courant d’idée et celle des régimes réactionnaires (Arabie Saoudite, Qatar, Turquie, Iran…) diffusent largement, une vision fanatique de la religion pour appuyer leur projet politique réactionnaire. Les organisations syndicales, les courants politiques progressistes qui existent au moyen orient luttent courageusement contre ces courants et il est de notre devoir de les soutenir, comme nous l’avons fait notamment avec le mouvement kurde, en première ligne
contre Daesh, au Rojava. Le gouvernement français entretient des liens géopolitiques et diplomatiques avec nombre de ces régimes et il nous faut lutter pour qu’ils soient rompus.
2/ Les courants identitaires, racistes et nationalistes en France, relayés à tous les niveaux du spectre politique, renforcent l’effet du discours de ces courants fanatiques, qui partagent avec ces derniers l’idée d’un impossible vivre ensemble et d’une impossible cohabitation. En désignant comme cible les musulmans pour les uns, les non musulmans pour les autres, ils participent d’une même logique de fragmentation meurtrière. La propagande des uns alimente la propagande des autres, et ils se renforcent mutuellement par leurs discours et leurs actions. On pourra relever par ailleurs que ces mouvements comptent en leur sein des individus, et non des moindres, qui ont entretenu des liens directs avec les réseaux terroristes : Jean-Claude Veillard, ancien candidat FN à la mairie de Paris (2014), a joué en tant que responsable sécurité de Lafarge un rôle clé dans les tractations entre Lafarge et Daesh en syrie (source). Claude Harmant, militant identitaire et mercenaire, a fourni des armes à Amedy Coulibaly (source 1 et source 2). Frédéric Chatillon, bras droit de Marine Le Pen, a défilé au côté de Dieudonné dans les cortèges du collectif Cheikh Yassine dont le militant islamiste à l’origine de la campagne contre notre collègue est l’un des fondateurs (source 1 et source 2). Qu’ils se posent aujourd’hui en donneurs de leçons, notamment à l’égard du mouvement syndical, en prétendant que le refus de l’instrumentalisation raciste des crimes terroristes serait de la complaisance avec leurs auteurs, est donc particulièrement honteux !
Il nous faut donc lutter contre l’ensemble de ces courants identitaires, nationalistes et religieux, ce sont les deux faces de la même pièce, celle du repli sur soi : Cela suppose de renouer avec l’internationalisme des travailleuses et travailleurs, et soutenir les mouvements qui luttent partout dans le monde à la fois contre le fanatisme et le racisme.